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Protection sociale complémentaire

« Clauses de désignation : le rebondissement grâce à l’Europe », le point de vue de Jacques Barthélémy

Par Jacques Barthélémy, Avocat honoraire, Ancien professeur associé à la faculté de droit de Montpellier, Fondateur en 1965 du Cabinet éponyme

Par suite d’atteinte à la liberté contractuelle et à celle d’entreprendre, le Conseil constitutionnel a, on s’en souvient, déclaré inconstitutionnel l’ancien article L. 912-1 du code de la sécurité sociale autorisant que soit confiée à un seul opérateur la gestion de garanties collectives de prévoyance instaurées par voie de convention collective de branche.

À la suite de cette décision, l’article L. 912-1 était modifié pour remplacer la « clause de désignation » par une simple « clause de recommandation » ne pouvant prospérer que si est mis en place un haut degré de solidarité. Cet article (c. séc. soc. art. L. 912-1, paragraphe IV) permet toutefois de mutualiser auprès d’un seul organisme les cotisations spécifiques à la déclinaison de la solidarité.

 

La Confédération CGT-FO avait saisi le Comité européen des droits sociaux en invoquant l’atteinte portée par le droit français, du fait de cette jurisprudence constitutionnelle, aux traités et textes de l’Europe. Ledit Comité a fait droit à cette demande, considérant que « l’interdiction générale des clauses de désignation n’est pas proportionnée au but légitime poursuivi ». Est ainsi indirectement fait droit à l’idée fondamentale que la poursuite d’un objectif de solidarité confère un but légitime à l’atteinte à la liberté contractuelle (et à celle d’entreprendre), position déjà admise par la CJUE en application du titre IV de la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, laquelle a valeur de traité et ne peut donc être méconnue par l’État français.

Certes, l’article L. 912-1 (ancien) ne traitait que de mutualisation, laquelle n’est qu’un moyen. L’absence de référence à la solidarité dans le texte de cet article ne justifiait pas pour autant l’interdiction généralisée, d’autant que la solidarité – qui justifie une atteinte proportionnée – est un principe fondamental (hérité spécifiquement de l’autorité des traités de l’Union Européenne).

Le Comité européen des droits sociaux tire de cette vision française de la situation créée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel que « Pareille restriction ne peut dès lors être considérée comme nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article G ». Et de conclure logiquement « […] qu’il y a violation de l’article 6§2 de la Charte ».

Cette décision est d’une importance capitale car la position de la France inspirée du Conseil constitutionnel a pour effet, concrètement, d’écarter la possible poursuite d’un objectif de solidarité dans les accords de protection sociale, n’en limitant de fait le recours que dans les régimes de sécurité sociale, légaux ou conventionnels s’y substituant (par exemple l’assurance chômage) et aux régimes de retraite complémentaire obligatoire (AGIRC-ARRCO) qui, à l’initiative des partenaires sociaux relayés par l’État, ont intégré le règlement 1408-71 (relatif à la libre circulation des travailleurs). C’est d’autant plus inacceptable que la solidarité est consacrée, par la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne (titre IV spécialement), comme principe se déclinant par une douzaine d’articles, donc l’accès à une mission d’intérêt général (ce que la CJUE avait mis en avant pour justifier la validité des clauses de désignation lorsque l’accord poursuit un objectif de solidarité).

Certes, l’État français peut ignorer cette décision dans la mesure où le Comité européen des droits sociaux n’est pas un tribunal mais un groupe d’experts ; ainsi, ce Comité avait considéré que les textes du droit du travail relatifs aux forfaits jours en matière de durée du travail étaient contraires à des exigences majeures des textes européens, spécialement deux relatifs à la protection de la santé. Le gouvernement français n’en a pas tenu compte, d’autant que certains arguments avancés pour justifier cette position pouvaient être critiqués [en particulier l’idée que la durée du travail devenait excessive, parce que pouvant atteindre 78 h par semaine selon la formule 24 h-11 h (de repos quotidien) multipliés par 6 jours pour tenir compte du repos hebdomadaire]. C’est oublier que le champ des forfaits jours est déterminé par un degré élevé d’autonomie du travailleur qui seul rend licite le recours à ce type d’organisation du travail.

Au cas précis des clauses de désignation, la France sera peut-être tentée de prendre appui sur le nouvel article L. 912-1 du code de la sécurité sociale pour soutenir qu’elle a introduit la distinction liée à la solidarité. Cette position ne saurait être admise car la solidarité n’autorise pas une clause de recommandation, qui laisse la possibilité à chaque entreprise de retenir un autre opérateur que celui choisi par les parties à la convention collective. Et ceci ne permet pas la mutualisation des cotisations de toutes les entreprises qui seule permet de concrétiser l’objectif de solidarité éventuellement poursuivi par les partenaires sociaux. En effet : d’une part, la mutualisation de seulement 2 % de la cotisation totale pour la solidarité n’a pas de sens dès lors qu’elle repose sur l’idée qu’on peut dissocier droits contributifs et droits non-contributifs, ce qui met à plat l’essence même de la solidarité ; d’autre part – et c’est pire – exiger un objectif de solidarité pour mettre en place une simple clause de recommandation, c’est porter une atteinte excessive à la liberté contractuelle et à celle d’entreprendre, dès lors que cela se traduit par des contraintes imposées au « recommandé » que les autres opérateurs du marché n’ont pas à respecter (en particulier l’exigence d’un taux de cotisation imposé quelle que soit la réalité du risque propre à une entreprise).

Le débat passionné sur cette question est le fruit des intérêts des « marchands d’assurance » (quelle que soit la nature juridique de l’opérateur) et intermédiaires vivant de commissions d’apport qui n’ont pas lieu d’être s’il y a clause de désignation puisqu’il n’y a rien à vendre. Cela n’exclut pas au demeurant des rémunérations au titre d’une activité de conseil et (ou) de gestion. De ce fait, l’essentiel – c’est-à-dire la solidarité – a été volontairement occulté dans des analyses faisant privilégier l’assurance sur la sécurité sociale. Si l’assurance, quel que soit son intérêt, se limite à la réparation d’un préjudice par l’attribution du capital, d’une rente, d’indemnités, voire de remboursements de frais (de santé), en revanche le droit à la santé, droit fondamental, exige qu’on se préoccupe aussi de la prévention, ce qui implique des investissements, donc un « pot commun » pour le financer. Dès lors, le concept de sécurité sociale ne peut se concevoir comme limité aux seuls régimes légaux dès lors que la notion de sécurité sociale est consubstantielle de la solidarité ; c’est du reste ce qui explique l’abandon des assurances sociales dans les années 30 au profit de la sécurité sociale de l’ordonnance de 1945.

Il faut construire maintenant et à partir de cette décision majeure du Comité européen des droits sociaux une véritable « convention collective de sécurité sociale » marquée par la poursuite d’un haut degré de solidarité et fondée sur l’autogestion par les employeurs et leurs salariés, peu important le recours à un opérateur d’assurance pour mettre en œuvre ce qui est alors un régime de sécurité sociale de nature conventionnel et pas seulement un système de prévoyance collective.

Cette distinction permettrait au demeurant de bien délimiter le champ de l’article L. 2253-1 du code du travail énonçant les domaines pour lesquels la dérogation par accord d’entreprise à l’égard du tissu conventionnel de branche est possible. La seule référence à L. 912-1 du code de la sécurité sociale (notamment eu égard à sa rédaction actuelle) est nettement insuffisante. Les organisations patronales et syndicales de salariés doivent se saisir très vite de cette importante question, d’autant que des études fouillées ont déjà été réalisées qui ont conduit à la rédaction d’une proposition de loi sur la notion de convention collective de sécurité sociale.

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